Tu le retrouveras au retour ton coup de sabot, je te le garde !

Publié le par Lux

La pauvre mule se désolait, et, tout en rôdant sur la plate-forme avec ses gros yeux pleins de vertige, elle pensait à Tistet Védène :
   -Ah ! Bandit, si j’en réchappe... Quel coup de sabot demain matin !
Cette idée de coup de sabot lui redonnait un peu de cœur au ventre ; sans cela elle n’aurait pas pu se tenir... Enfin on parvint à la tirer de là-haut ; mais ce fut toute une affaire. Il fallut la descendre avec un cric, des cordes, une civière. Et vous pensez quelle humiliation pour la mule d’un pape de se voir pendue à cette hauteur, nageant des pattes dans le vide comme un hanneton au bout d’un fil. Et tout Avignon qui la regardait.
La malheureuse bête n’en dormit pas de la nuit. Il lui semblait toujours qu’elle tournait sur cette maudite plate-forme, avec les rires de la ville au-dessous, puis elle pensait à cet infâme Tistet Védène et au joli coup de sabot qu’elle allait lui détacher le lendemain matin. Ah ! mes amis, quel coup de sabot ! De Pampérigouste on en verrait la fumée... Or, pendant qu’on lui préparait celle belle réception à l’écurie, savez-vous ce que faisait Tistet Védène ? Il descendait le Rhône en chantant sur une galère papale et s’en allait à la cour de Naples avec la troupe de jeunes nobles que la ville envoyait tous les ans près de la reine Jeanne pour s’exercer à la diplomatie et aux belles manières. Tistet n’était pas noble : mais le Pape tenait à le récompenser des soins qu’il avait donnés à sa bête, et principalement de l’activité qu’il venait de déployer pendant la journée du sauvetage.
C’est la mule qui fut désappointée le lendemain !
   - Ah ! le bandit ! il s’est douté de quelque chose, pensait-elle en secouant ses grelots avec fureur... Mais c’est égal, va, mauvais ! Tu le retrouveras au retour ton coup de sabot, je te le garde !
Et elle le lui garda.

[...]

Sept ans se passèrent ainsi ; puis, au bout de ces sept années, Tistet Védène revint de la cour de Naples. Son temps n’était pas encore fini là-bas ; mais il avait appris que le premier moutardier du Pape venait de mourir subitement en Avignon, et, comme la place lui semblait bonne, il était arrivé en grande hâte pour se mettre sur les rangs.
Quand cet intrigant de Védène entra dans la salle du palais, le Saint-Père eut peine à le reconnaître, tant il avait grandi et pris du corps. Il faut dire aussi que le bon Pape s’était fait vieux de son côté, et qu’il n’y voyait pas bien sans besicles.
Tistet ne s’intimida pas.
   -Comment ! Grand Saint-Père, vous ne me reconnaissez plus ? C’est moi, Tistet Védène !
   -Védène ?
   -Mais oui, vous savez bien... Celui qui portait le vin français à votre mule.
   -Ah ! Oui... Oui... Je me rappelle... Un bon petit garçonnet, ce Tistet Védène ! Et maintenant, qu’est-ce qu’il veut de nous ?
   -Oh ! Peu de chose, grand Saint-Père... Je venais vous demander... A propos, est-ce que vous l’avez toujours, votre mule ? Et elle va bien ? Ah ! Tant mieux ! Je venais vous demander la place du premier moutardier qui vient de mourir.
   -Premier moutardier, toi ! Mais tu es trop jeune. Quel âge as-tu donc ?
   -Vingt ans deux mois, illustre pontife, juste cinq ans de plus que votre mule... Ah ! Palme de Dieu, la brave bête ! Si vous saviez comme je l’aimais cette mule-là... Comme je me suis langui d’elle en Italie ! Est-ce que vous ne me la laisserez pas voir ?
   -Si, mon enfant, tu la verras, fit le bon Pape tout ému... Et puisque tu l’aimes tant, cette brave bête, je ne veux plus que tu vives loin d’elle. Dès ce jour, je t’attache à ma personne en qualité de premier moutardier... Mes cardinaux crieront, mais tant pis ! J’y suis habitué... Viens nous trouver demain, à la sortie de vêpres, nous te remettrons les insignes de ton grade en présence de notre chapitre, et puis... Je te mènerai voir la mule, et tu viendras à la vigne avec nous deux... Hé hé ! Allons ! Va...

Si Tistet Védène était content en sortant de la grande salle, avec quelle impatience il attendit la cérémonie du lendemain, je n’ai pas besoin de vous le dire. Pourtant il y avait dans le palais quelqu’un de plus heureux encore et de plus impatient que lui : c’était la mule. Depuis le retour de Védène jusqu’aux vêpres du jour suivant, la terrible bête ne cessa de se bourrer d’avoine et de tirer au mur avec ses sabots de derrière. Elle aussi se préparait pour la cérémonie...
Et donc, le lendemain, lorsque vêpres furent dites, Tistet Védène fit son entrée dans la cour du palais papal. Tout le haut clergé était là, les cardinaux en robes rouges, l’avocat du diable en velours noir, les abbés de couvent avec leurs petites mitres, les marguilliers de Saint-Agrico, les camails violets de la maîtrise, le bas clergé aussi, les soldats du Pape en grand uniforme, les trois confréries de pénitents, les ermites du mont Ventoux avec leurs mines farouches et le petit clerc qui va derrière en portant la clochette, les frères flagellants nus jusqu’à la ceinture, les sacristains fleuris en robes de juges, tous, tous, jusqu’aux donneurs d’eau bénite, et celui qui allume, et celui qui éteint... il n’y en avait pas un qui manquât... Ah ! c’était une belle ordination ! Des cloches, des pétards, du soleil, de la musique, et toujours ces enragés de tambourins qui menaient la danse, là-bas, sur le pont d’Avignon...

Quand Védène parut au milieu de l’assemblée, sa prestance et sa belle mine y firent courir un murmure d’admiration. C’était un magnifique Provençal, mais des blonds, avec de grands cheveux frisés au bout et une petite barbe follette qui semblait prise aux copeaux de fin métal tombé du burin de son père, le sculpteur d’or. Le bruit courait que dans cette barbe blonde les doigts de la reine Jeanne avaient quelquefois joué ; et le sire de Védène avait bien, en effet, l’air glorieux et le regard distrait des hommes que les reines ont aimés... Ce jour-là, pour faire honneur à sa nation, il avait remplacé ses vêtements napolitains par une jaquette bordée de rose à la Provençale, et sur son chaperon tremblait une grande plume d’ibis de Camargue.
Sitôt entré, le premier moutardier salua d’un air galant, et se dirigea vers le haut perron, où le Pape l’attendait pour lui remettre les insignes de son grade : la cuiller de buis jaune et l’habit de safran. La mule était au bas de l’escalier, toute harnachée et prête à partir pour la vigne... Quand il passa près d’elle, Tistet Védène eut un bon sourire et s’arrêta pour lui donner deux ou trois petites tapes amicales sur le dos, en regardant du coin de l’oeil si le Pape le voyait. La position était bonne... La mule prit son élan :
   -Tiens ! Attrape, bandit ! Voilà sept ans que je te le garde !
Et elle vous lui détacha un coup de sabot si terrible, si terrible, que de Pampérigouste même on en vit la fumée, un tourbillon de fumée blonde où voltigeait une plume d’ibis ; tout ce qui restait de l’infortuné Tistet Védène ! ...
Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants d’ordinaire, mais celle-ci était une mule papale, et puis, pensez donc ! Elle le lui gardait depuis sept ans ! Il n’y a pas de plus bel exemple de rancune ecclésiastique.


Alphonse Daudet, dans "La Mule du Pape", tiré des Lettres de mon Moulin

Publié dans Romans et Nouvelles

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